Les mathématiques connaissent-elles le temps [*] ? Si l’on en croit un philosophe des mathématiques contemporain, Gerald James Whitrow, leur effort a été de réduire le temps à des séries continues d’instants sans durée, isomorphes avec le continuum des nombres réels. Le nombre d’instants dans une durée finie est ainsi infini et on ne le connaîtra que par convention. La mesure ne se donne pas par la nature, mais par la norme.
Il fallut beaucoup de temps pour que l’on en vienne à une mesure stable. Cette histoire passionnante s’est longtemps confondue avec celle du maître. Elle s’en est émancipée définitivement avec Christian Huygens, et nous nous habituons maintenant à considérer la mesure du temps à l’égal de celle de l’espace. Cependant, la mesure en elle-même n’épuise pas les ressources de l’objet temps. Le temps nécessaire aux démonstrations s’impose comme facteur décisif à mesure que l’usage des ordinateurs n’est plus seulement d’application mais qu’il se glisse dans la démonstration même des preuves. Au-delà du débat sur la consistance véritable des preuves assistées par le temps de calcul de l’ordinateur, l’effet produit par ce détour accentue le fait que le temps compte toujours plus. Il ne cesse de presser. Le nouvel organe calculateur a-t-il touché au pathos du temps ? Les objurgations majeures à l’égard de Chronos, que ce soit la demande du moment de plus ou du moment de moins, s’en trouvent-elles ébranlées ? Le temps qui passe angoisse-t-il davantage ?
La psychanalyse ne se fie pas à l’incidence du temps au niveau de l’angoisse existentielle. Comme ailleurs dans son enquête, elle saisit son objet dans l’incidence sur la différence des sexes, soit au point où il fait symptôme. Avant de considérer le temps dans son rapport à l’angoisse, elle le considère là où il s’inscrit comme un langage et se donne comme inscription. C’est le noyau hystérique de la névrose, et aussi le noyau obsessionnel, nulle part ailleurs plus clair qu’en ce point où la conscience veut maîtriser la vie. C’est avec la névrose obsessionnelle de l’homme aux rats que Freud, en 1908, fait connaître au monde l’importance de l’aversion des montres : « il est extrêmement clair que ces malades cherchent à éviter une certitude et à se maintenir dans le doute ; chez certains, cette tendance trouve une expression vivante dans leur aversion contre les montres qui, elles, assurent au moins la précision dans le temps » [1]. Il fait aussi connaître dans ce texte l’attrait puissant des problèmes insolubles et l’importance du facteur temps à cet égard : « De pareils sujets sont avant tout la paternité, la durée de la vie, la survie après la mort, et la mémoire à laquelle nous nous fions habituellement, sans cependant posséder la moindre garantie de sa fidélité. L’obsédé se sert abondamment de l’incertitude de la mémoire dans la formation de ses symptômes » [2].
Freud prolongeait ainsi l’assertion de L’Interprétation des rêves selon laquelle l’inconscient ne connaît pas le temps [3]. Il y eut quelque méprise sur cette thèse. Si l’inconscient, en tant que mémoire, ne connaît pas le temps, c’est au sens où il n’en connaît pas la mesure. Il est ainsi compatible avec le temps immémorial du mythe. Il n’en est pas pour autant voué à l’informe et à l’indescriptible. Référons-nous à l’espace qui, lorsqu’il n’est pas abordé par la mesure, peut l’être par sa déformation autour de trous qui définissent sa topologie. La thèse freudienne sur le temps et l’inconscient permit à Lacan de dégager le statut logique de ces chaînes de mémoire. Le trouble, le trou – introduit dans la mesure du temps par le fait qu’il n’y ait pas de bonne heure pour le sexuel –, libère la fonction du sujet qui le prend en compte pour s’y loger, dans l’après-coup. La seule mesure que connaisse l’inconscient est celle du phallus qui ne donne aucune identité sexuelle, mais permet le calcul d’une identification.
L’enseignement de Lacan présente les modalités d’articulation de la mémoire inconsciente et du battement temporel du sujet : trous de mémoire, défauts de mesure, persistance inquiétante, oublis calamiteux, oubli de l’oubli. Tous ces manques et ratures sont les matériaux d’une logique du temps en psychanalyse. Elle discerne d’abord son sophisme dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » [4], elle trouve plus tard ses formules dans la logique de l’aliénation et celle de la séparation [5], elle perçoit enfin sa topologie avec le titre d’un Séminaire qui rapproche les deux dimensions subjectives de l’espace et du temps : « La topologie et le temps » [6].
La clinique du temps en psychanalyse, sa cristallisation là où il fait symptôme, se dévoile à la fois sous la forme la plus particulière de l’inscription signifiante et sous des paradigmes récurrents selon les structures cliniques. Cette pathologie trouve de merveilleuses réalisations dans la névrose obsessionnelle. Il ne faut pas pour autant oublier l’heure de la vérité du désir que brandit la montre du sujet hystérique. Le phobique se prévient de l’une et l’autre par des évitements précis. Le symptôme fait office de test, car il nous présente des paradigmes à la fois constants et étrangers l’un à l’autre. Rien ne dit que l’obsessionnel et l’hystérique soient à la même heure – les guerres de religion entre obsessionnels et les chocs entre adulations hystériques sont aussi là pour manifester les limites de l’intersubjectivité. Quant aux énigmes du temps vécu dans la psychose, elles déplacent sérieusement les évidences intuitives : l’infini du temps paraphrénique répond au morcellement indéfini du temps schizophrénique, et témoigne des conséquences du mouvement de rejet de la signification. Le coq-à-l’âne maniaque et ses coupures incessantes répondent à l’inertie sans faille de la mélancolie.
Le temps, s’il s’actualise selon les différentes formes cliniques, se diversifie aussi selon des espèces qui sont trans-cliniques. Le temps du pendule de C. Huygens n’est pas celui du coup de foudre, et la phénoménologie du temps n’est ni sa logique ni sa topologie. Il revient à la psychanalyse d’en présenter les différentes modalités dans la cure elle-même, et par là de manifester le type de temporalité d’un être, l’inconscient, qui ne connaît pas le temps. Il est aussi de son ressort de montrer comment le sujet peut alors se libérer des impasses qui l’enchaînent dans des pièges plus étranges que ceux que les voyageurs temporels de fiction peuvent nous révéler.
[*] Ce texte est un extrait d’une première publication dans La Cause freudienne, n°26, février 1994, p. 3-4 ; version éditée dans ce numéro avec l’aimable autorisation de l’auteur.
[1] Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1967, p. 250
[2] Ibid., p. 250-251.
[3] « L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié » (Freud S., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 491). Cf. également : « Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. » (Freud S., « L’inconscient », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 96).
[4] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », 1978-1979, inédit.