- La séance de l’extérieur
La séance analytique se présente comme un rendez-vous, et vous me permettrez de m’amuser à considérer la séance analytique de l’extérieur [1].
Deux corps occupent le même espace durant un laps de temps, ils voisinent dans l’espace durant une certaine durée. On pourrait dire que lorsque l’un fait défaut au rendez-vous, il n’y a pas séance analytique, mais ce n’est que par approximation. Lorsque c’est l’analysant qui fait défaut, il y a séance analytique, puisqu’il la paye.
Ce rendez-vous concerne deux mobiles dans la mesure où l’analyste, lui aussi, peut se déplacer, aller et venir, n’être pas là. Lui aussi est tenu par le rendez-vous. Seulement les deux mobiles ne sont pas animés d’un mouvement réciproque.
Une dissymétrie semble être nécessaire dans ce rendez-vous puisque c’est toujours l’un qui se rend auprès de l’autre, et cet autre, l’analyste, prend par là figure de moteur immobile, c’est-à-dire qu’il anime l’autre à se mouvoir et à venir.
L’impératif « Viens »
Un impératif est à l’œuvre, préalable à tout autre, c’est « Viens ». Lorsqu’on ne vient pas, lorsqu’on s’excuse de ne pas être venu, le blabla de l’analyste se réduit toujours à : « Viens », « Quand est-ce que tu viens ? » C’en est la clé.
Cet impératif « Viens » est préalable à : « Parle », « Dis-moi tout », « Dis-moi tout ce qui te passe par la tête », « Dis-moi ce que tu veux », « Dis-moi la vérité et le reste ». Tous ces impératifs n’ont de sens que sur le fond d’une réponse à l’impératif « Viens », « Viens auprès de moi ».
Si l’on voulait faire la généalogie de ce que l’on appelle la position analytique, il faudrait la chercher du côté de l’arbre ou de la pierre, du lieu sacré qui motive une cérémonie qui doit se dérouler là, pas ailleurs, auprès de l’arbre, auprès de la pierre, dans ce périmètre.
Il arrive sans doute que l’analyste se déplace auprès de l’analysant – l’analysant est malade, il souffre dans son corps, il est aux mains des médecins, il ne peut pas se déplacer. Il peut arriver que l’analyste démontre que lui aussi est un mobile et qu’il se rende auprès de l’autre. Ce déplacement est exceptionnel et évidemment chargé d’une signification de compassion dont il faut mesurer l’incidence dans la cure. La compassion, comme on sait, peut virer à la persécution.
Dans la règle, l’analyste s’immobilise au même lieu de la séance analytique. C’est dans cette veine que l’on a inventé un certain nombre de prohibitions, que le standard – ce que l’on a appelé ainsi dans la psychanalyse – fait peser sur les déplacements de l’analyste. On n’a pas pu formuler la prohibition : « L’analysant ne devra jamais te voir hors de ton cabinet ». Ce serait un obstacle à la poursuite de la cure que de croiser l’analyste hors de son lieu, de vérifier qu’il est un mobile qui a ses intérêts, qui s’anime hors du lieu où il fait l’arbre et la pierre.
C’est dans cette veine que l’on a pu développer pour l’analyste un idéal d’immobilité qui s’est étendu à sa personne, aux traits de son visage même, comme s’il s’agissait de façon essentielle de soustraire l’analyste au mouvement. On en a fait, dans cette même veine, un être impassible. C’est le modèle végétal de l’analyste, et cela peut même aller jusqu’à sa minéralisation, dont le progrès est parfois sensible dans sa personne.
Le phénomène lacanien
La séance analytique est susceptible d’une description physique. Que dirait-on ? Que l’analyste a une puissance d’attraction, qu’il fait graviter des corps vers lui. Il n’y a qu’un pas jusqu’à dire que l’analyste est une attraction. C’est ce qui avait, je suppose, conduit Lacan à accepter de se produire sous le titre du « Phénomène lacanien » [2].
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Si l’on fait de la séance analytique une description toute extérieure, on constate que le cours de la vie de quelqu’un est rompu périodiquement par ce déplacement auprès de. Ce déplacement implique par lui-même le renoncement à d’autres activités, induit une gêne dans la vie courante et, par là même, attribue une valeur à cette rencontre.
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- La séance de l’intérieur
Un dédoublement temporel
Essayons maintenant une description plus intérieure de la séance. Les deux qui sont là en présence ne répondent pas au même temps. La séance est le siège d’un dédoublement temporel.
L’analysant est livré à un temps subjectif, à un temps tout affectif, qui est son temps singulier, tandis que l’analyste – cela va de soi dans cette définition – est hors de ce temps-là.
L’analyste reste dans le temps objectif, dans le temps commun. C’est ce que lui prescrit le standard qui comporte que l’analyste soit celui qui dit, lorsque les 55 minutes, les 50, les 45, les 35, sont passées : « Le temps est passé », « Votre temps est échu ». Il n’est pas captif du temps subjectif de l’analysant. Il est, en quelque sorte, la voix de la montre. L’analyste ne vit pas du temps de l’analysant. Lui est coordonné au temps commun, auquel l’analysant est soustrait durant le laps de la séance.
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Il va de soi que nous ne pouvons pas nous satisfaire de cette différence sommaire entre le subjectif et l’objectif, mais que nous en faisons néanmoins usage pour introduire, à peu de frais, la notion que le temps n’est pas chose simple et qu’il est susceptible de se dédoubler. Mais là, nous l’apprenons d’une description élémentaire, si nous ne l’avons pas déjà appris des impasses et des paradoxes de la philosophie concernant le temps.
Considérons maintenant de plus près ce dont il s’agit dans ce que nous avons appelé sommairement le temps subjectif de l’analysant.
La séance analytique est organisée pour découper, dans le continuum temporel, une durée tout à fait spéciale ménagée à l’analysant. C’est une durée spéciale en ce que rien ne se passe, c’est un laps sans événement extérieur.
Il se produit toujours des événements extérieurs : une sirène se fait entendre, le téléphone sonne, mais ces événements extérieurs sont en quelque sorte mis entre parenthèses. Le temps de la séance, du côté de l’analysant, est un temps où rien ne doit se passer.
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Texte établi par Catherine Bonningue et Bernard Cremniter
[1] Extraits du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 15 mars 2000, publié sous le titre « La séance analytique » dans La Cause freudienne, n°46, octobre 2000, p. 7-15. Publiés avec l’aimable autorisation de l’auteur.
[2] Lacan J., « Le phénomène lacanien », texte établi par J.-A. Miller, Les Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998, p. 9-25.