L’Hebdo-Blog : Cette journée « Question d’École » était très riche, quels points épingleriez-vous dans l’après-coup ? Inventaire à la Prévert…
Éric Zuliani : Ce qui m’a frappé c’est la question d’École qui nous était posée. La puissance de la parole est une notion qui, je crois, parle à beaucoup, éprouvée dans nos vies, dans nos analyses, etc. Encore que, par les temps qui courent, le qu’on dise, reste oublié quand il n’est pas rejeté, dans les institutions par exemple ou à propos de l’autisme : repartir de la fonction de la parole est, de ce point de vue, toujours une urgence [1] ! À partir d’un passage très précis du cours de Jacques-Alain Miller de « L’orientation lacanienne », il s’est agi, au fond, de faire valoir deux types d’usage de cette puissance de la parole selon qu’elle s’exerce au nom du désir, pour le libérer, où qu’elle appréhende la jouissance, c’est ici plus coton, comme dit J.-A. Miller. De ce point de vue, où en est l’École ? Penchons-nous sur sa clinique : pratique de l’analyse, du contrôle et du cartel.
L’H.-B. : Dans votre intervention « L’expérience du savoir dans le contrôle », vous avez mis en tension vérité et réalité, la tension vers la seconde venant hypothéquer la survenue de la première. Nous diriez-vous quelque chose encore sur les avatars de « l’au-delà de la parole » ?
É.Z. : Cet « au-delà de la parole » est évoqué par Lacan dans ces premières lignes de « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »[2] comme le résultat d’un oubli, d’une méconnaissance de la fonction de la parole, de la fonction de l’analyste. À quoi est due cette méconnaissance ? À l’effroi, dit Lacan qui s’empare de l’homme à découvrir la figure de son pouvoir : alors il s’en détourne. C’est une manière pour lui, à partir de la parole, de rappeler qu’on ne peut pas sortir de sa condition de parlêtre. Il faut mesurer sans doute le moment de la psychanalyse des années 50 où le ressenti, le contact éprouvé avec la réalité du sujet pouvait orienter les actions de l’analyste. D’ailleurs, c’est intéressant, Lacan en fait le symptôme de « la raréfaction des effets de la parole dans le contexte social présent »[3]. Mais en vous répondant je m’aperçois que ce nouage entre fonction de la parole, contexte social et pratique de la psychanalyse va loin. Au temps du sens à plein tuyau, le réel peut être tout autant méconnu. D’où la nécessité de tirer les conséquences quand on confronte la fonction de la parole au réel de la jouissance : les cures durent, comment les conclure ?
L’H.-B. : Vous avez fini votre intervention sur la question de l’énonciation. Lacan dit que le silence de l’analyste est un « dire silencieux »[4]. Est-ce que ce dire aurait pour fonction de faire taire la voix qui court sous le signifiant et ainsi, de laisser la possibilité à une parole d’advenir ?
É.Z. : Merci de ce « dire silencieux » qui vient à propos donner un coup de pouce à ce que j’ai essayé de dire ! J’ai été frappé que dans cette journée coure cette question qu’on pourrait épingler ainsi : le rapport toujours symptomatique à la parole. Les sortes de mutismes, tous singularisés par la grâce du témoignage parfaitement démonstratif des AE, en témoignent. Une distinction très précise a été faite, aussi, entre se taire et être silencieux que vous relevez. On pourrait dire que le silence est un dire dans le sens où il témoigne d’une présence qui invite à parler et ne vise pas à faire parler qui n’est que l’envers, à la même place, du faire taire. Cette fonction du silence peut être d’un usage délicat quand l’énonciation d’un sujet est des plus précaires, voire recouverte par les énoncés de l’Autre. La voix peut, alors, se manifester. J.-A. Miller a pu dire – ça a été rappelé lors de la journée –, que l’analyse permet d’apprendre à parler[5] ; on peut ajouter : à lire aussi. Je trouve cette formule formidable !
L’H.-B. : Vous avez souligné que le contrôle vient mettre en question tout savoir constitué. Peut-on dire que le contrôle donne une orientation et non un savoir-faire ?
É.Z. : Ce qui m’a guidé pour en conclure en effet, le « trouage » par le contrôle, de tout savoir constitué, c’est l’indication de J.-A. Miller sur ce qu’on appelle les questions de « formation » du psychanalyste : « Dans le labyrinthe de cette doctrine de la formation, il faut ordonner et distinguer ce qui est le savoir déposé et le savoir de la structure comme efficace. »[6] Bon ça c’est en effet une première orientation. Maintenant le contrôle donne une orientation, une perspective même et ne forme absolument à aucun savoir-faire. Dans la visée de cette journée de travail, j’ai eu l’idée de parcourir le produit pour chaque cas de près de dix années de contrôle comme contrôlant. Il n’y a trace d’aucun savoir-faire, de leçons parfois, de celles qui vous rectifient un peu sèchement ! Cependant une phrase, extrêmement singulière, c’est-à-dire attachée à un seul cas, qu’il est impossible d’exporter à un autre cas. Quand vous dites que le contrôle donne une orientation, c’est très vrai dans le sens où le contrôle parfois vous fait apercevoir la place que vous prenez pour un sujet, l’ampleur de cette place qui va sans doute s’inscrire dans la durée : le désir d’analyse doit être alors au rendez-vous !
L’H.-B. : Éric Laurent a pointé le rôle de « l’effacement de l’analyste » pour prendre la place de « la voix de personne » dans la cure et faire surgir un savoir. Pourrions-nous étendre cette notion d’effacement – envers de l’absence par la présence qu’il véhicule – au contrôle et au cartel ?
É.Z. : J’ai trouvé cette perspective de l’effacement formidable et fructueuse. Il me semble que « la voix de personne » est corrélative du fait qu’il s’agit, dans une analyse de retrouver les paroles qui ont fait troumatisme pour un sujet, qui sont devenues lettres en et de souffrance. Il arrive que l’analyste en soit le messager. Il est un truchement, à l’occasion, qui restitue ce message qui était jusqu’alors inversé. Je ne peux aller plus loin comme vous m’y invitez mais ce qui me vient c’est aussi que sans doute cet « effacement de l’analyste », qui permet de prendre la place de « la voix de personne », a à voir avec sa position d’objet dans le discours analytique. Je ne saurai répondre à la question de l’étendue qu’on peut donner à cela, mais j’ai du coup hâte de lire les témoignages qui ont suscité cette élaboration et bien d’autres pour mieux en saisir l’empan.
[1] « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » (Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.)
[2] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 247 et suivantes.
[3] Ibid., p. 252.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, inédit.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 7 février 1990, inédit.
[6] Miller J.-A., « La ‘‘formation’’ de l’analyste », La Cause freudienne, n°52, novembre 2002, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 28.