Certaines œuvres, qu’il s’agisse de musique, d’art-plastique, de vidéo, de peinture, de danse ont un impact plus ou moins fort sur celui qui regarde, ne laissant pas le spectateur indifférent, ni indemne. Elles touchent à ce qu’on nomme le réel, en levant un voile sur cet innommable.
L’œuvre dont j’ai choisi de parler touche à ce point : elle vise chacun en sa place. Ce tableau dérange encore aujourd’hui, nous le verrons. Il s’agit d’une peinture emblématique de Gustave Courbet, intitulé « L’origine du monde ». Le tableau, peint en 1866, a cette audace de montrer ce que tous les autres s’évertuaient à cacher : le sexe de la femme. Courbet a peint un sexe, le sexe anatomique. Ce pubis féminin apparaît dans son plus juste réalisme, sans vulgarité, ni déformation, en plan rapproché.
Du point de vue de l’œuvre, l’effet de trouble procède en plusieurs éléments.
Il s’agit d’un tronc où le corps n’est représenté que par un bout. Le spectateur regarde un corps morcelé. Un corps qui n’est pas identifié à une femme. On ne voit de cette personne que le sexe. Organe intime livré sans artifice, dévêtu du vêtement qui le pare habituellement. De quelle femme s’agit-il ? Qui est-elle ? Rien ne nous permet de l’identifier, ce corps n’a pas de visage. Le peintre nous renvoie ainsi à toutes les femmes, il vise le sexe de chacune et le met sous le regard de tous. Le spectateur est en place de voir ce qui est d’ordinaire caché et gardé secret, il se retrouve de l’autre côté de la fenêtre, touchant le regard : le voyeurisme en chacun.
« Le point de vue ainsi obtenu est celui du peintre mais surtout de l’observateur. Il l’interpelle, car il le place dans l’action, à hauteur d’homme, entre les cuisses écartées de cette femme, face au sexe féminin, face au « continent noir », pour reprendre l’expression de S. Freud. [1]»
En cela ce tableau touche à l’intime c’est-à-dire « à l’espace où le sujet peut se tenir et s’éprouver hors du regard » selon G. Wajcman dans son article « Intime exposé, intime extorqué ». C’est dans l’art, dans la peinture que le corps est pris. Il écrit ceci, que « le tableau moderne, aura…instauré l’idée cartésienne que l’homme a désormais droit de regard sur le monde, par la fenêtre, en secret, il peut le contempler et où, hors de tout regard, il peut se regarder lui-même[2] ».
Ce tableau, par un cadrage très rapproché, des couleurs claires et délicates en contrepoint de la toison noire de cet organe, contribue à imposer cette image à l’observateur. Tout ramène à ce sexe, la perspective choisie nous y convoque. Le regard du spectateur ne peut s’y dérober, il y est central et se présente tel un phallus érigé, poussant le spectateur à vouloir voir quelque chose là où il n’y a rien.
La fonction de la peinture, pour Lacan, met l’accent sur le fantasme, c’est-à-dire sur ce qui échappe au-delà de l’apparence, de ce qui est montré, notre petite histoire…mais aussi sur ce qu’il donne du réel. Ce sexe se met à nous regarder ! Et ce n’est pas sans effet : que me veut-il ce tableau ? Dès lors le regard est piégé, comme le dira J.Lacan dans un de ces séminaires[3]. L’image représentée dans l’œuvre picturale, attrape celui qui la regarde. Il attrape en son point d’intime, en touchant par là un point de son être. Nous pourrions dire que c’est même un « piège à corps » car c’est dans son corps que le spectateur reçoit aussi une œuvre en l’éprouvant : l’angoisse, la tristesse, la joie, le ravissement. Et c’est ce que visent l’art et même l’artiste.
G.Courbet, dans un langage nouveau et audacieux à l’époque, le réalisme, montre la vérité sans fard, telle qu’elle est. C’est d’ailleurs ce qui fait de ce tableau une œuvre qui échappera à l’image pornographique qu’on a voulu lui prêter. Ce réalisme occasionne la gène, encore aujourd’hui, car certains hébergeurs du net l’ont censuré… c’est dire combien cette œuvre est troublante. C’est pourquoi le tableau demeura très discret jusqu’en 1995, (date de son entrée au musée d’Orsay), dissimulé aux regards par ses différents détenteurs.
Le premier propriétaire de « l’origine du monde » en est son commanditaire : il s’agit d’un diplomate turco-égyptien : Khalil-Bey (1831-1879). Personnalité du Paris des années 1960, il détient une éblouissante collection dédiée à la célébration du corps féminin. Ce tableau restera dissimulé dans sa salle de bain, derrière « un rideau vert » dit-on. Quelques privilégiés auront la chance de voir cette œuvre. C’est d’ailleurs par les traces écrites de certains d’entre eux que l’on connait l’existence de ce tableau.
En 1868, la collection de Khalil-Bey est vendue, l’origine du Monde ne passera pas dans cette vente publique. En 1889, le tableau est repéré par Edmond de Goncourt chez un marchand d’art. Il le décrit en ces termes : « Un panneau extérieur représentant une église de village dans la neige, il vit un ventre de femme au noir et proéminent mont de Venus sur l’entrebâillement d’un con rose. Devant ce tableau je dois faire amande honorable à Courbet : ce ventre c’est beau comme la chair d’un Corrège.[4]» Le tableau est découvert caché derrière un autre, peint par Courbet : Le château de Clonay. Les pillages de la guerre le font voyager jusqu’à Budapest, où il n’est pas découvert. Il reste dans l’ombre de ce paysage qui en fait son enveloppe.
Alors qu’on le croyait à jamais disparu, il apparaît en 1967, dans un livre du docteur Zwang, Le sexe de la femme. En 1982, lors d’un entretien télévisé Alain Cuny (acteur français) révèle avoir vu le tableau chez Lacan, caché derrière un tableau d’André Masson. Jacques Lacan, comme ses précédents détenteurs, avait trouvé un moyen de le soustraire au regard pour mieux le faire briller lorsqu’il apparaissait dans des conditions exceptionnelles à ses visiteurs. Ce tableau, racheté par Lacan en 1955 est habillé d’un cache, ce tableau fait sur mesure par André Masson où il reprend les courbes du nu et compose un paysage érotique qu’il appelle Terre érotique. Ce n’est qu’après la mort de Lacan, en janvier 1981, que Sylvia Bataille prête le tableau pour une exposition à Brooklyn de 1988 puis en 1992 à l’exposition Masson qui a lieu à Ornans. En 1993, Sylvia meurt. En 1995, ses héritiers remettent à l’État le tableau de Courbet qui entre au Musée d’Orsay.
Cette histoire très singulière témoigne de l’effet intemporel de ce tableau. Ce qui touche dans cette œuvre, c’est ce qu’elle vient toucher d’un intime pour chacun, laissant bien seul celui qui y pose le regard. Ce tableau n’est pas sans laisser sa marque! N’est-ce-pas la fonction de l’art ? De toucher, d’attraper le spectateur dans une rencontre unique, à en affecter son corps, en interpellant son imaginaire bien en amont des mots. La toile, en livrant son regard, en imposant un point de vue singulier au sexe féminin, abandonne l’observateur face à son désir et sa jouissance, (ou presque, le titre est très évocateur !). D’un côté, elle laisse chacun sur sa faim, livré devant l’énigme de ce qui est représenté pour les uns et non représenté pour les autres. De l’autre, la jouissance est soulignée dans un « pousse à voir » de la pulsion qui est convoqué dans une répétition du regard qui peut s’entretenir seule face au « rien à voir ». L’origine du monde renvoie à l’origine du regard… regard qui attrape la « vérité » de chacun, point de rencontre entre l’art et la psychanalyse.
[1] « L’origine du monde de G. Courbet, Le sens des images », lesensdesimages.com, janvier 2013.
[2] Wacjman G. , « Intime exposé, intime extorqué », Lacan.com 1997/2006.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973
[4] Fargier JP, Analyse de L’origine du monde de G. Courbet, cinéclubdecaen.com, 1966.