La folie dont Érasme fait l’éloge 1 est celle de la singularité du désir en tant qu’il grippe les discours établis – dénudant superstitions, croyances et idéaux qui les soutiennent 2
Nul ne songerait à faire l’éloge de la psychose, si ce n’est au regard de la débilité à laquelle la névrose nous fixe, selon Lacan, comme seul choix subjectif alternatif – gardant en tête l’avertissement que la folie se constitue comme limite à notre liberté. 3
Jacques-Alain Miller confesse, lui, se laisser aller – pour l’usage de la démonstration – à quelqu’éloge du délire. Vous trouverez cela dans son texte L’invention du délire. 4 Il s’agit ainsi de s’enseigner de la psychose pour l’ensemble du champ de la clinique.
Suivons-le. Je poursuis, quant à moi, dans la veine de mon intervention de Barcelone.
La notion de structure permet de poser une équivalence entre phénomène élémentaire, du registre de la psychose, et toute formation de l’inconscient – le lapsus pouvant en constituer, en tant qu’effraction, brisure de la chaîne d’intentionnalité, le paradigme.
Avec Miller, nous pouvons dire que la véritable hallucination psychotique apparaît souvent – dans sa pureté, à l’instar du lapsus – comme un signifiant tout seul. Tous deux brisent, trouent la chaîne de signification, et surgissent pour le Moi comme indépendamment de lui, d’une Autre scène. Il se retrouve alors en suspens. Perplexe d’une suspension du sens, tout autant que d’une attribution subjective flottante. Certain d’un appel à une signification, qui pourtant se dérobe et reste en attente – énigme, et signification de signification. Le sujet est alors appelé, requis, à la production d’une signification autour de ce signifiant tout seul qui fait retour dans le réel.
Si nous pouvons donc nous enseigner de la structure de l’hallucination pour toute irruption d’une formation de l’inconscient, il nous faut, à un autre niveau, opposer l’hallucination et son interprétation, qui est seconde.
Concernant cette interprétation, suivant Lacan, Jacques-Alain Miller nous invite à penser la chose à partir de la structure du langage – donc à partir de la métaphore et de la métonymie. Par la substitution qu’opère la métaphore, l’émergence d’un effet de sens nouveau se produit. Par contre, la connexion signifiante dans la métonymie ne permet pas la production d’un sens – plutôt celui-ci ne cesse-t-il de se « faufiler » dans la chaîne signifiante.
Le phénomène élémentaire ne relève toutefois pas totalement de la métonymie. Rien n’y glisse. Au contraire, il « fixe, s’immobilise ». C’est en quelque sorte, une « métonymie immobile » ou encore « une métaphore impuissante », propose J.-A. Miller, qui produit « une fixation absolue ». C’est un phénomène de « sens zéro » 5. C’est ce qui arrive à Schreber au niveau du surgissement de voix faites de formules vides et répétitives.
Quittons un instant le seul registre du signifiant. Schreber, lui, c’est à une effraction d’un événement de jouissance qu’il a affaire. Un événement de corps, un éprouvé qui s’impose à lui sous la formule signifiante : « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement… ». Cette effraction rompt la chaîne des significations qui faisait jusque-là l’assise subjective du sujet. Surgissement d’un signifiant de la jouissance qui laisse le sujet sans recours.
« Ce qu’on appelle le délire de Schreber, c’est un effort de sens pour rattraper cet effet de signification énigmatique. » 6 Remarquons, avec J.-A. Miller, que Lacan réserve le qualificatif de métaphore au seul délire.
Par l’invention substitutive d’un sens nouveau – « être la femme de Dieu » – à cet éprouvé qui choque d’abord son Moi, jusqu’à l’ébranlement complet, Schreber va pouvoir réintégrer dans une chaîne de significations cet événement hors-sens. Solution élégante, comme la qualifie Lacan, qui permettra à Schreber, non pas une réconciliation, mais une « acceptation » de son être et « destin » de jouissance, sous forme « de compromis de raison » 7.
Fort du fait que la structure se révèle à nu dans la psychose, nous trouvons là – dans cette dimension d’effraction d’une fixité de jouissance qui réitère, toujours sous forme de celle qu’il ne faut pas, par le biais d’un signifiant tout seul qui laisse le sujet en attente d’une signification – la « situation normale de l’être humain en tant qu’effet de signifiant ». 8
Nous pouvons conclure à une ordinarisation de l’effort d’invention et de production dans la psychose d’une traduction continue afin de pouvoir nommer cet effet de jouissance hors-sens. 9 Effort considérable pour le sujet psychotique (par la forclusion du Nom-du-père), là où le fantasme ancré dans la signification paternelle est la petite machine à déchiffrer – débile, d’être pauvre – du névrosé.
J.-A. Miller indique que nous devrions nous enseigner de cet effet de perplexité du sujet psychotique puisque s’y serre, au-delà ou par-delà le recouvrement par les effets de sens que produisent la métaphore délirante pour le sujet psychotique et la métaphore paternelle pour le sujet névrosé, le Un-tout-seul de la jouissance.
J’ai développé à Barcelone comment le recourt à l’opération de la métaphore me semble aujourd’hui touché – J.-A. Miller pointant que le degré zéro du sens infiltre désormais, par la pornographie, y compris le champ de la sexualité. 10
Le travail du délire schrebérien est à situer au champ de la pensée et du signifiant. Il opère la construction d’une suppléance au fantasme qui faisait défaut. Il y élabore un champ de significations substitutives complexes. Cela produit un effet : repousser la réalisation dans le corps, le passage à l’acte du fantasme – de l’éviration, par exemple – dans un champ de l’au-delà. Asymptotiquement, repère Freud. C’est pour la fin des temps.
Les coordonnées actuelles de l’Autre déconstruisent le registre de la métaphore et du sens qu’elle produit, au profit d’un rapport immédiat et sans détour aux modes de jouir, plus libres par rapport aux significations de la tradition qui les enserraient. C’est ce qui rend compte du fait que la dimension d’invention requise, de structure, se situe maintenant pour chacun, si pas plus dans l’acte, du moins plus dans ce que nous appellerions la réalité du corps. 11
« Tout le monde délire », mais sans doute les modalités s’en trouvent-elles en mutation. Pour le meilleur… Et pour le pire.
1 Érasme, Éloge de la folie, Edition Tarbrag, Paris.
2 Intervention faite à la Journée de l’ACF-Belgique, Éloge de la folie, le 5 mai 2018, à Bruxelles. Titre construit à partir du texte de Miller J-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, Navarin Ed., 2008/3 n° 70, pp. 81-93.
3 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 575.
4 Miller J.-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, n°70, Navarin, Paris, pp. 81-93.
5 Ibid., p. 90
6 Miller J.-A., « Ce qui fait insigne », L’orientation lacanienne, cours du 3 juin 87, inédit.
7 Lacan J., op. cit., pp. 566-567
8 Miller J.-A., « L’invention du délire », ibid., p. 90
9 Laurent E., « Le traitement psychanalytique des psychoses », Les Feuillets du Courtil, n° 22.
10 Miller J.-A. , « L’inconscient et le corps parlant – présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet – Le corps parlant, sur l’inconscient au XXIe siècle, coll. rue Huysmans, Paris, 2015, p. 24.
11 Miller J.-A., “L’invention psychotique”, Quarto n°80/81.