Lacan nous a mis sur la voie de l’inconscient structuré comme un langage. Dans cette perspective, l’être parlant est représenté par les signifiants qui le déterminent quand il parle. Comme Lacan nous l’enseigne également, le sujet dit toujours plus qu’il ne pense dire. Dans l’expérience analytique, l’acte de parler nous montre comment l’être parlant est pris dans les signifiants de l’Autre ainsi que par le réel de lalangue, les signifiants qui lui sont propres et qui ne sont pas partagés avec les autres.
Bien que la musique ne soit pas un langage, le sujet est pris dans le discours de la culture musicale, qui le détermine aussi. Le discours de la musique écrite, dans la culture académique européenne par exemple, représente un aspect de ce qu’est une musique qui n’est pas partagée par les autres cultures musicales du monde, celles qui dépendent des traditions orales.
Malgré ces différences de cultures musicales, je constate qu’il y a toujours un lien étroit entre la matière linguistique et la matière musicale. Les deux matières, linguistique et musicale, sont capables d’être transcrites et analysées avec les mêmes paramètres sonores qu’ils partagent : temps, rythme, dynamique, intonation, registre, hauteur, articulation, expressivité, etc.
Ce qui les distingue, c’est la signification qui résulte, pour la matière linguistique, de l’articulation entre signifiant et signifié. Néanmoins, le fait de partager des paramètres communs implique qu’il y a un lien entre la musique et la parole au niveau du son. Quelles conséquences pour le lien psychanalyse et musique ?
Pour répondre à cette question, je vous propose ma transcription en partition musicale d’un fragment d’enregistrement de James Joyce qui lit la dernière partie de l’épisode Anna Livia Plurabelle de Finnegans Wake[1]:
Écoutez Joyce sur : https://www.youtube.com/watch?v=M8kFqiv8Vww
Cet exemple nous montre une organisation rythmique unique de la parole, qui correspond à la mesure 6/16 et, à l’exception d’une courte pause, une parole qui coule continuellement, comme le fleuve kennet mentionné dans le fragment de Joyce, et ce, malgré une succession de paroles courtes.
Quand on parle, on essaie communément de séparer les mots courts par des pauses afin qu’ils ne se collent pas les uns avec les autres et que le sens ne soit pas perdu. Dans l’exemple de la lecture de son texte par Joyce, les mots deviennent matière musicale pour une séquence rythmico-percussive au tempo rapide. Mon analyse de la lecture du texte de Joyce m’a permis de mettre en évidence que Joyce se souciait beaucoup de la sonorité du texte et qu’il a trouvé une modalité vocale pour lui-même qui se situe entre une lecture expressive – grâce à son accent irlandais – et une aspiration à la composition musicale et poétique dans le sens le plus formel de ces termes.
Toute parole est potentiellement susceptible d’être transcrite sous la forme d’une partition musicale. Cependant il est absurde d’imaginer un monde dans lequel la parole du sujet serait toujours possiblement reproductible uniquement à partir de partitions musicale ! De plus, la musique n’est pas déterminée par un seul discours culturel, et elle pourrait être conçue, non pas comme une partition écrite, mais comme un chakra (voir en Inde), c’est-à-dire une énergie sonore qui a des effets sur le corps entier ou sur des parties du corps.
John Cage pensait qu’il existe une équivalence entre son et musique telle que : « tout son = musique », indépendamment de la provenance du son. Néanmoins, le mot « tout » est à relativiser. Lacan a mis l’accent sur l’incomplétude du « tout », il a plutôt mis la vérité du côté du « pas-tout » et donc, je ne dis pas : « toute parole = musique ».
C’est pourquoi je préfère penser parole et musique comme les deux côtés du « fleuve coulant » de Joyce. D’un côté, nous essayons de comprendre ce que le fleuve veut dire et, de l’autre, nous écoutons la musique que le fleuve produit.
Un auditeur d’une conférence du célèbre philosophe Alexandre Sekatski rapporte un événement curieux survenu lors d’un exposé de ce dernier : « Pour moi, très souvent, ce que Alexandre Kupriyanovich [Sekatski] dit entre en moi comme une musique très belle… Ce n’est pas une petite chose. Il parle très bien et je comprends qu’il y a un au-delà de sa parole, mais je ne le saisis pas à cause de l’abondance des termes philosophiques. »[2] Cet exemple nous montre que pour que l’expérience de la parole incompréhensible devienne une expérience musicale et pas un non-sens, il est nécessaire pour l’auditeur d’avoir affaire à un être parlant qui est « sujet supposé savoir ». L’auditeur fait valoir la parole incompréhensible du sujet parlant qui lui permet [à l’auditeur] de jouir d’une sublimation du non-sens entendu comme « belle musique ». Cela lui permet de projeter sur le non-sens de la parole entendue un sens imaginaire mais impossible à dire, un « jouis-sens ». Si l’auditeur « dé-suppose » à l’être parlant un savoir- faire, il va entendre le non-sens propre à la parole de l’être parlant et non une belle musique.
Derrière la musique de même que derrière la parole peut se trouver un être parlant qui se présente au public comme une sorte de prophète, par ses paroles et sa musique vocale, instrumentale et électronique (voir Stockhausen[3]). Si la transmission du message musical n’engage pas la jouissance du public et que le compositeur est « dé-supposé » savoir- faire, ce qui est entendu peut ne pas être perçu comme de la musique », mais comme la propagande d’un gourou et de sa secte.
Ni la parole ni la musique de ce compositeur ne seront perçues comme une « belle musique » du non-sens de laquelle on peut jouir, sans savoir pourquoi.
« Le fleuve coulant » kennet de James Joyce dit que « every telling has a taling ». « Taling » n’est pas simplement un jeu de mots sur le mot anglais « tale » (« histoire »), mais « taling » veut dire également « un commérage méchant et faux ». Pour Lacan, il est impossible de dire toute la vérité, il y a une part de la vérité qui, de toucher le réel, est une vérité impossible à mettre en mots.
Cette vérité impossible à dire ne peut pas être révélée non plus dans les analyses et commentaires écrits de la musique. Nous ne pouvons parler que de nos fantasmes quant au sens de la musique et autres mi-vérités imaginaires. Cela nous oblige à en revenir à l’écoute des grands chefs d’œuvres musicaux et cela nous rend reconnaissants pour leur effet de jouissance qui nous donne l’impression d’entendre dans la musique une vérité universelle et indicible.
*Après avoir étudié la musique dans des institutions de la région de Kaliningrad (Russie), Olga Krashenko suit l’enseignement de la composition au Conservatoire Rimski-Korsakov de Saint Petersbourg puis à l’Ecole Normale de Musique de Paris. Compositeur, interprète de sa propre musique et de créations d’autres compositeurs, elle est par ailleurs photographe et écrivain. Elle vit en France depuis 2009. Elle participe au cartel « Psychanalyse et Musique ».
[1] Joyce J., Finnegans Wake, New York, The Viking Press, 1974, p.213.
[2] Extrait transcrit et traduit du russe par O. Krashenko à partir de : https://www.youtube.com/watch?v=XgeSBTtZfyk
[3] À propos de Stockhausen, on pourra lire Manoury P., « Stockhausen au-delà… », http://brahms.ircam.fr/documents/document/20045/