Jacques Lacan concluait l’« Ouverture » de ses Écrits par cette phrase: « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. »
Les lecteurs de L’Hebdo-Blog, musiciens ou pas, à qui Gérard Pape s’adresse avec ses mots, devront sans doute y mettre du leur pour entendre ce qu’il veut leur transmettre. La bande sonore qu’il leur offre, Per Dario – création récente – si elle est « jalon » de son double parcours de compositeur et d’analysant, est aussi résultat et éclaire la lecture du texte.
Thérèse Petitpierre
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Si écouter/composer/jouer de la musique est mode de jouir, comment une cure psychanalytique menée à son terme peut-elle influencer, ou pas, ce mode de jouir ? Le sujet instrumentiste/compositeur/mélomane va-t-il cesser de chercher du sens dans la musique qu’il compose/écoute/joue, après avoir terminé sa psychanalyse ?
En tant que compositeur et psychanalyste, je constate que mon analyse personnelle a profondément changé la musique que je compose et même tout mon goût musical. Ma préférence pour le pathétique et le morbide dans la musique des autres ainsi que dans la mienne s’est réduite d’une façon marquante.
Dans ma démarche de compositeur, je me suis posé la question de savoir comment faire avec l’harmonie perdue de la tonalité ? Ma réponse à cette question épineuse est qu’il y a une autre harmonie à trouver quand on prend le son comme matière première de la composition musicale, et non la note ou le motif comme dans la musique tonale, ou même une série de notes comme dans la plupart des musiques contemporaines post-sérielles.
Je parle d’une musique que l’on peut nommer « spectrale »sans se limiter à l’approche de l’école spectrale « classique » fondée par Gérard Grisey et Tristan Murail. Dans leur approche, c’est le calcul des fréquences (hauteurs) de la note fondamentale et de ses partielles qui domine. On compose des « spectres », qui ne sont pas des accords, selon Grisey, car leurs fréquences fusionnent afin de former un timbre-son. On compose ces spectres souvent à partir d’une analyse d’un son auquel on s’intéresse à cause de son timbre très riche et on assigne à un ensemble d’instruments acoustiques les hauteurs qui correspondent à des fréquences calculées. Dans cette approche, on considère que l’analyse des fréquences du spectre est suffisante pour re-synthétiser le timbre originel. À mon sens, la question de la relation temporelle entre la fondamentale et ses partielles (leurs durées relatives), ainsi que les micro-oscillations de fréquence et d’intensité à l’intérieur du son dans le temps, est plutôt négligée dans l’approche de l’école spectrale « classique ».
J’ai trouvé dans mes recherches musicales que l’harmonie sonore est une harmonie-dysharmonie car il faut harmoniser le timbre et le temps, le son et le bruit, ce qui ne produit pas que des spectres harmoniques, comme dans le cas de la musique tonale. Les résultats musicaux ne sont pas toujours « beaux ». Cette harmonie-là est fondamentalement différente de l’harmonie (perdue) de la tonalité L’objet idéal de l’harmonie consonante, avec ses résolutions modulatrices parfaites, reste perdu à jamais.
Il y a un continuum d’harmonie sonore entre le son simple, le spectre harmonique, le spectre inharmonique et le bruit saturé qui donne des résultats équivoques pour notre écoute quand les spectres de ce continuum sonore sont mis en série dans un espèce de « modulation harmonique sonore » : il n’est jamais possible de retrouver une résolution harmonique consonante claire et nette dans la modulation harmonique sonore qui équivale à celle de la tonalité car le spectre « tonique » n’existe pas. Les spectres sont dans un continuum de succession et pas dans une hiérarchie de progression comme les accords tonals.
Est-ce-que ma solution musicale du problème de l’harmonie perdue de la tonalité représente une façon de « sublimer » ce que je nommerais « le non-rapport sexuel qui m’a traumatisé », sans en faire du sens ?
Cette solution partielle consistant en un continuum harmonie-dysharmonie peut-elle être conçue comme un « S.K. beau » dans le sens que Lacan lui a conféré dans « Joyce le Symptôme » ? Ma solution est-elle une façon de jouir de l’excès contenu dans ma musique à condition que je ne sache pas de quoi je jouis véritablement ? Bref, je jouirais grâce à mon symptôme musical harmonie-dysharmonie sans en faire « jouis-sens » : il n’y a pas de rapport sexuel entre les sons.
À ÉCOUTER EN LIGNE : https://soundcloud.com/search?q=G%C3%A9rard%20Pape%20Per%20Dario
*Gérard Pape vient de publier Musipoesci : écrits autour de la musique, Paris, Michel de Maule, coll. Musique et analyse, Paris, mai 2015, trad. de l’anglais (américain) par Jean de Reydellet.