Je prends ce terme de fin de l’histoire au sens où, dans la perspective de Hegel lu par Kojève, la fin de l’Histoire revient à la réalisation de l’État universel et homogène fondé sur la reconnaissance par tous de l’irréductible et libre individualité de chacun. Quelles que soient les imperfections de l’état de réalisation de cette fin, elle serait là dans la mesure où elle « a déjà donné lieu au projet de la forme politique ultime de l’Histoire, l’État universel et homogène, où les hommes ne sont ni Maîtres ni esclaves les uns des autres, mais tous à la fois maîtres et serviteurs de chacun, car tous libres et parties prenantes d’un système de Droit indépassable et mondial. »1
Nous écartons les discussions portant sur le caractère vraiment hégélien de ces thèses. Il y a bien sûr matière à discussions. « Ni la thèse de l’État mondial « universel et homogène » ni, par conséquent, celle de la « fin de l’histoire » – au sens où l’entend Kojève – ne sont des thèses hégéliennes. Certes, quelque chose est bien fini et les temps où l’art et la religion faisaient le sens et la communauté sont révolus autant qu’accomplis dans l’avènement de la « prose » du Concept et de l’universalité de l’État. »2 Je laisse aussi de côté la question de savoir si cette fin est Réelle ou n’est qu’une hypothèse discursive. « L’État universel et homogène ne sera jamais réel. Autrement dit, la Fin de l’Histoire entendue comme institutionnalisation complète de la reconnaissance universelle et homogène de l’irréductible individualité de chacun est impossible […] si l’Homme est bien Néant qui néantit dans l’Être, ou Liberté entendue comme Désir du désir, il le restera toujours. »3
Pour articuler chez Kojève la possibilité discursive et l’inexistence réelle de la fin de l’histoire, Laurent Bibard, qui isole ainsi cette opposition, a pu faire recours au deuxième théorème d’incomplétude de Kurt Gödel. « Ici, la cohérence et la complétude discursives impliquent à la fois l’incomplétude et l’incohérence politiques. Réciproquement, à supposer que la cohérence et la complétude politiques soient réelles (en tant qu’État universel et homogène), l’incohérence et l’incomplétude discursives le seraient également (en tant que Silence ou impossibilité tout court du Discours) »4.
Nous nous proposons ici d’aborder un aspect de l’incomplétude discursive, qui concerne la façon de vivre la civilisation post historique du savoir absolu, sa subjectivité.
La subjectivité de la fin de l’histoire
À la toute fin de son Introduction à la lecture de Hegel, Kojève introduit dans une simple note en bas de page la contradiction majeure que fait surgir l’œuvre : le surgissement du savoir absolu entraîne la fin de l’homme. Comment alors vivre pour l’homme de la fin de l’histoire ? « La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la nature ou l’Être donné. Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné […] Ce qui veut dire pratiquement – la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’homme ne changeant plus essentiellement lui même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment : l’art, l’amour, le jeu etc. […] bref, tout ce qui rend l’Homme heureux 5 (souligné par moi) ». Qu’est-ce donc que ce bonheur post historique? Ne rejoint-il pas la description du « dernier des hommes » selon Nietzche ? C’est la question ouverte par la présentation « stupéfiante » des héros de Queneau dans le célèbre article publié par Kojève dans la revue Critique6. Le soldat Brû, n’est il pas un Sage : « ne vit-il pas en pleine métaphysique puisqu’il ne pense généralement à rien (ou s’il pense à quelque chose, cette chose n’est autre que la bataille d’Iéna) et consacre ses vastes loisirs à l’identification du néant de sa certitude subjective avec le néantissement de l’Être-en-soi temporel, concrétisé […] en tant qu’une horloge, qui lui permet de compter jusqu’à trois, et même au sommet de sa sagesse jusqu’à quatre »7. Lacan a repris cette analyse et renchérit sur le personnage du Dimanche de la vie : « l’avènement du fainéant et du vaurien, montrant dans une paresse absolue le savoir propre à satisfaire l’animal […] le repos d’une sorte de septième jour colossal en ce dimanche de la vie ou l’animal humain pourra s’enfoncer le museau dans l’herbe, la grande machine étant désormais réglée au dernier carat de ce néant matérialisé qu’est la conception du savoir »8. Cependant, la position de Lacan et celle de Kojève dans la façon de vivre le savoir absolu sont à l’envers l’une de l’autre. Kojève semble admettre, à côté de l’animalité commune, la figure du sage, intégrant en lui les figures du savoir pur comme vérité dernière et absolue de la conscience dans la civilisation de la science. Il réalise en lui une « parfaite satisfaction accompagnée d’une plénitude de la conscience de soi »9. Cette absence de toute division « que ce soit dans le sujet, le savoir, ou la satisfaction »10 est à l’opposé des conceptions de Lacan, et contraire à l’expérience psychanalytique, son déroulement dialectique et sa fin. Pourtant, malgré cette opposition, et dans un certain renversement dialectique, la place de la figure du psychanalyste dans la civilisation doit beaucoup à celle du sage. Le psychanalyste selon Lacan est, par excellence, un pas-sage du tout. Il reste divisé, sa jouissance lui reste séparée, il ne sait pas ce qu’il dit, et il bute l’impossible à écrire du rapport sexuel.
La fin de l’analyse selon Lacan, et le dandysme de Kojève
Dès le début de son œuvre, Lacan a pensé la psychanalyse en termes dialectiques. Il introduit dans la psychanalyse la fonction du désir qu’avait isolée son maître Kojève, sous la forme du désir de faire reconnaître son désir. « La médiation par laquelle passe cette dialectique ouvre sur, ou émerge dans, une synthèse qui est celle, hégélienne de la particularité et de l’universel de telle sorte que Lacan peut définir la fin de l’analyse comme l’universalisation par l’homme de sa particularité. Cette universalisation comporte qu’il reconnaisse ce qui dans sa particularité est mensonge dont seul l’universel donne la vérité […] la particularité a son nom freudien, le narcissisme. Donc, lisant Freud avec Hegel, Lacan est amené à concevoir la fin de l’analyse comme une traversée du narcissisme, en tant que ce rapport foncier à l’image de soi fait écran à l’universel […] Donc, la fin de l’analyse c’est en somme : comment puis-je être compatible avec les autres ? et par là avec l’ordre du monde ? Sans renoncer à ma particularité mais tout de même en la transformant, en la modelant »11.
Cette transformation, ce modelage c’est ce que Kojève va appeler le dandysme comme seule forme de vie possible après la réalisation de l’égalité formelle des sujets fondant l’État postrévolutionnaire, ce que Tocqueville avait épinglé comme l’égalitarisme des conditions, fondement de l’homogénéisation de l’État universel. Kojève introduit ce thème dans une critique des romans de Françoise Sagan, en 1956, présentée par lui comme la nouvelle figure du dandysme démocratique. Il le développe dans sa note finale à la seconde édition de l’Introduction à la lecture de Hegel et enfin dans un entretien avec Gilles Lapouge réalisé peu de temps avant sa mort en 1968. « Trois hommes ont compris cette fin de l’histoire : Hegel, Sade et Brummell […] Brummell a su qu’après Napoléon, on ne pouvait plus être soldat […] le snobisme est la négativité gratuite. Dans le monde de l’histoire, l’histoire se charge de produire elle même la négativité qui est essentielle à l’humain. Si l’histoire ne parle plus, alors on fabrique soi même sa négativité […] Ҫa va loin le snobisme, on meurt par snobisme »12. Cette proximité du snobisme et de la mort, Lacan la reprend, mais autrement dans sa conception de ce qu’on pourrait appeler la sublimation de la particularité qui se dit en termes hégéliens dépassement. « Le dépassement de la particularité narcissique passe par ce qu’on pourrait appeler mort du sujet. Après quoi on espère qu’elle soit relevée par l’Aufhebung hégélienne et qu’elle se surmonte dans l’universalité : la particularité périt pour que surgisse l’accès à la particularité »13.
Plus tard, Kojève a étendu cette possibilité du snobisme à toute la société japonaise. La civilisation japonaise « post historique » s’est engagée dans des voies diamétralement opposée à la « voie américaine ». Sans doute n’y a t-il plus eu au Japon de Religion, de Morale, ni de Politique au sens « européen » ou « historique » de ces mots. Mais le Snobisme à l’état pur y créa des disciplines négatrices du donné « naturel » ou « animal » […] tous les japonais sans exceptions sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalement « formalisées », c’est-à-dire complètement vidées de tout contenu « humain » au sens « d’historique »14. »15. Cette possibilité ouvre au suicide démocratique japonais, reste détaché de l’éthique samouraï. On sait comment Roland Barthes donnera sa propre traduction de la rencontre avec le vide japonais, ce que nous pouvons appeler en termes Lacaniens, la Chose japonaise, dans « l’Empire des signes ».
L’Empire Latin et le dandysme de la pulsion
Dans sa note de 1962, Kojève revient sur ce qu’il avait perçu du processus de complète uniformisation des modes de vie dans le monde post historique. Il revient sur le mode de vie engendré par l’État universel et homogène comme un retour à l’animalité. « J’ai été porté à en conclure que l’ « American Way of life » était le genre de vie propre à la période post historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité toute entière. Ainsi, le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, mais comme une certitude déjà présente »16. Avant la découverte du snobisme japonais, un autre courant de pensée se présentait à Kojève. C’est l’intérêt du texte de 1945 sur l’Empire Latin qui, au-delà de ses implications pour l’effectivité de la politique française et ses velléités de faire exister la « Méditerranée », conservait l’idée que l’uniformisation des modes de vie ne pouvait se faire sans reste. En somme qu’il resterait un mode vie différencié résistant aux procédures de l’État universel homogène. Entre cet État universel effectif lointain et la fin des nations, Kojève soutient que « l’Époque est aux Empires », et ce qu’il appelle ainsi sont des « unités politiques transnationales, mais formées par des Nations apparentées […] La « parenté » des Nations est surtout et avant tout, une parenté de langage, de civilisation, de « mentalité » générale »17. Certes, il ajoute que « cette parenté spirituelle se traduit entre autres par l’identité de la religion »18, mais ne pourrait on pas aussi souligner qu’il s’agit moins de mentalité ou de spiritualité que d’une façon de vivre, d’être heureux d’une certaine façon. « Cette mentalité est caractérisée dans ce qu’elle a de spécifique par cet art des loisirs qui est la source de l’art en général, par l’aptitude à créer cette « douceur de vivre » qui n’a rien à voir avec le confort matériel, par ce dolce far niente même qui ne dégénère en simple paresse que s’il ne vient pas à la suite d’un travail productif et fécond […] et qui permet ainsi de transformer en « douceur » aristocratique de vivre, le simple bien être bourgeois et d’élever souvent jusqu’à la joie, les plaisirs qui dans une autre ambiance seraient (et sont dans la plupart des cas) des plaisirs vulgaires »19. Il décrit ainsi ce qu’il faut bien appeler le « snobisme latin ». Au mode de vie « latin », s’oppose celui de « l’Empire slavo-soviétique », et celui du bloc Anglo-Saxon, auquel Kojève pense que s’adjoindra très vite l’Allemagne. « Parce que l’inspiration protestante de l’État prusso-allemand le rapproche des États anglo-saxons modernes, nés eux aussi de la Réforme et l’oppose aux états slaves de tradition orthodoxe »20. Qu’il s’agisse davantage d’un accent sur le mode de vie plutôt que sur la religion, nous pouvons en voir une preuve dans la place que donne Kojève à l’Islam. « C’est dans ce monde latino-africain unifié que pourra être résolu un jour le problème musulman […] Car depuis les Croisades, l’Islam arabe et le Catholicisme latin sont unis dans une opposition à plusieurs points de vue synthétique […] Rien ne dit qu’au sein d’un véritable Empire cette synthèse d’opposés ne puisse être dégagée de ses contradictions internes, qui ne sont vraiment irréductibles que tant qu’il s’agit d’intérêts purement nationaux »21. En somme le snobisme comme mode de vivre dans la négativité pure est déjà annoncé par ces modes de joie irréductibles qu’annonce l’Empire Latin.
Les lecteurs américains de Kojève, transmis via Leo Strauss, ont formé deux écoles opposées. Celle d’Allan Bloom/Fukuyama et celle de Huntington. À la fin de l’histoire du premier répondait le choc des modes de vie du second, puisqu’aucun Empire ne pourra les résoudre. « Dans ce monde nouveau, la source fondamentale et première de conflit ne sera ni idéologique ni économique. Les grandes divisions au sein de l’humanité et la source principale de conflit sont culturelles. Les États-nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les conflits centraux de la politique globale opposeront des nations et des groupes relevant de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique à l’échelle planétaire »22.
Ce que peut apporter la psychanalyse à ce débat est de mettre en doute la consistance du terme de Civilisation. Disons avec Kojève qu’il y a plutôt des snobismes divers, des façons de vivre la pulsion avec dandysme. Le snobisme Kojévien, et sa négativité, est un des noms de la possibilité de vivre au sein du Malaise dans les civilisations. Dans cette perspective le futur est moins celui du choc que celui d’une rencontre, dans la civilisation de la science, entre les différents snobismes qui dépassent l’opposition entre le multi-culti et le repli identitaire national.
1 Introduction à Kojève A., L’Athéisme, Gallimard, 1998, pp.28-29.
2 Hesbois B., présentation de la « Note inédite sur Hegel et Heidegger », d’Alexandre Kojève, Rue Descartes n°7, juin 1993, Editions Albin Michel, p.30.
3 Bibard L. Introduction à Kojève A., L’Athéisme, Gallimard, 1998, pp.41-42.
4 Ibid., p.62.
5 Kojève A., Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 434, note 1.
6 Kojève A., 1952, Les romans de la Sagesse, in Critique N°54, pp.387-397.
7 Kojève A., op cit ; Ce passage est cité dans Auffret D., Alexandre Kojève, Grasset 1990, p. 368.
8 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation (1958-1959), texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, coll. Champ Freudien, 2013.
9 Kojève in Critique, op. cit
10 Miller J.-A., « Voir Raymond Queneau » in Lacan J. Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son Interprétation, op.cit., pp.94-97
11 Miller J-A., « L’Un tout seul », Cours du 6 avril 2011, enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
12 Kojève entretien avec Gilles Lapouge « Les philosophes ne m’intéressent pas, je cherche des sages » La quinzaine Littéraire, 1968.
13 Miller J-A, L’Un tout seul, op. cit.
14 Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p.437.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Kojève, L’Empire Latin, in La Règle du jeu, N° 1, 1990, p.103.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 104.
20 Ibid., p. 96.
21 Ibid., p. 107.
22 Huntington S, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, passage Cité in Daniel Vernet, http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/08/19/la-fin-de-l-histoire-par-daniel-vernet.