Dans son livre Portrait d’après blessure[1], Hélène Gestern nous offre un témoignage de la forme que peuvent prendre les avatars de la pulsion scopique.
Le livre commence par une déflagration : le surgissement d’un réel dans la vie d’un homme et d’une femme aux prises avec le pouvoir des photographies. Alors qu’Olivier et Héloïse vont déjeuner, la rame de métro dans laquelle ils sont montés est gravement endommagée par une explosion. Olivier arrache Héloïse aux débris entremêlés et la porte, inconsciente, au-dehors du métro. L’image de l’homme ensanglanté, portant une femme au torse dénudé, sera diffusée sur les réseaux sociaux avec des titres racoleurs, et fera trembler le monde qu’ils s’étaient construit.
Aidé par Héloïse, archiviste au Ministère de la défense, Olivier, qui est historien, produit une émission de télévision. Ensemble ils font un travail de reconstitution historique à partir de photos dans lesquelles l’horreur est mise en scène. Ils cherchent à faire parler les images, dans un fantasme selon lequel on pourrait dire toute la vérité, et ainsi modifier le rapport au réel.
D’être parlant, le sujet subit une perte de jouissance ; rien ne peut dire son être de sujet. Cette opération produit un reste, nommé par Lacan plus-de-jouir, objet a, récupération d’une part de la jouissance perdue qui permet de soutenir une fonction désirante grâce au fantasme, assurant au sujet une place dans l’Autre.
Par son travail autour de la photographie, soutenu par Héloïse, Olivier trouve à se faire bien voir dans le regard de l’autre.
Cette explosion révèle ce qu’ils n’avaient pas voulu voir. Avant cet événement, ayant été à la place du photographe, ils s’étaient rarement demandé ce qu’avaient éprouvé les photographiés, n’avaient jamais pris la mesure de leur humiliation.
Être vus ainsi les met alors en position de voyeurs et dévoile l’obscénité de leur jouissance.
Dans le Séminaire XI, Lacan indique que ce qu’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir. « Le regard est cet objet perdu et soudain retrouvé dans la conflagration de la honte, par l’introduction de l’autre »[2]. Lacan évoque Sartre regardant par le trou de la serrure, surpris dans sa fonction de voyeur par un regard qui « le déroute, le chavire, et le réduit au sentiment de la honte. »[3] Ce que le regard de l’Autre révèle c’est la réduction du sujet à l’objet cause ; il est surpris comme tout entier regard caché.
Ce qui est important dans la pulsion, c’est le circuit qu’elle effectue. « Grâce à l’introduction de l’autre, la structure de la pulsion apparaît, elle ne se complète vraiment que dans sa forme renversée, dans sa forme de retour qui est la vraie pulsion active.»[4]
Pour restaurer une image acceptable d’eux-mêmes, ils vont créer un site internet. Ils feront réaliser un nouveau portrait qu’ils positionneront sur la page d’accueil du site, une photo d’art, laquelle, par sa perfection, videra le cliché sordide de sa valeur de fascination. Cette invention leur permettra de récupérer la part d’être qui était perdue. Ils vont recouvrir le regard obscène, et le déplacer vers des images plus attrayantes, qui voilent l’horreur. Ils vont ainsi pouvoir continuer à regarder les autres ne pas les voir.
Là où le fantasme voile pour chacun le réel auquel il a affaire, le traitement contemporain de l’image dévoile l’inavouable, la cruauté tapie au plus intime du sujet. Plutôt que faire limite, l’image peut aussi faire appel comme l’illustrent les terribles vidéos de propagande de Daech. L’objet a du fantasme, se trouve libéré[5], et produit un effet de masse par l’activation d’un fantasme collectif. L’image dévoile toujours ce qui fait vérité pour quelqu’un[6]. On pourrait dire qu’on nous attrape par le petit bout du fantasme.
[1] Gestern H., Portrait d’après blessure, arléa, Seuil, 2014.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 166.
[3] Ibid., p. 80.
[4] Ibid., p. 166.
[5] Miller J.-A., « Une fantaisie », Comandatuba, 07 2004, IV Congrès de l’AMP.
[6] Caroz G., « L’image qui percute », Papers n°6.